A Douarnenez, on célèbre les 100 ans de la grève des sardinières
Autour d’un tableau de Charles Tillon : la révolte des sardinières
Depuis le 6 juillet, et jusqu’au 1er février 2025, on peut aller découvrir gratuitement au port-musée de Douarnenez une très belle exposition sur la révolte des sardinières.
On y trouve plusieurs kakemonos explicatifs très bien faits avec des éclairages d’historiens et de nombreuses photos d’époque, dont certaines du fonds personnel de l’ancien maire communiste Michel Mazéas (1928-2013), par ailleurs prof d’histoire, à l’origine de l’aménagement du Port-Rhu et de la création du Port-Musée (1993), des reproductions d’archives de la presse communiste et régionale, des enregistrements sonores, faits en 1977, d’ouvrières, actrices du mouvement social, par Nicole Le Garrec (« Des pierres contre des fusils », « Avoir vingt dans les Aurès », avec René Vautier), des costumes d’ouvrières de l’époque de Douarnenez et du pays bigouden.
Le centre de cette exposition conçue par une équipe pluridisciplinaire avec notamment Sarah Chanteux, la directrice par intérim du port-musée, sur une idée originale de Kellig-Yann Cotto, avec le soutien de Fanny Bugnon, maîtresse de conférences en histoire contemporaine à l’université de Rennes 2, spécialiste des questions de genre dans le rapport au pouvoir, à la politique et au mouvement social, autrice d’une biographie remarquée de Joséphine Pencalet, une des premières femmes élues en France (1925), présentée par le parti communiste à Douarnenez, est le prêt et la présentation du tableau « La révolte des sardinières » (1926).
Appartenant au musée de Bretagne de Rennes, c’est le tableau célèbre d’un peintre amateur, le rennais Charles Tillon, futur grand résistant et dirigeant communiste à l’origine du premier appel du 17 juin 1940 à la Résistance intérieure « luttant contre le fascisme hitlérien (…) pour l’indépendance nationale et prenant des mesures contre les organisations fascistes » et de la création des FTP, et trois fois ministre communiste (de l’Air, de l’Armement, de la Reconstruction et de l’Urbanisme) dans les gouvernements issus du CNR à la Libération.
Sorte de réplique bretonne en mode mineur du « Il Quarto Stato » (« le quatrième état » : le prolétariat), du peintre Giuseppe Pellizza, qui se suicidera en 1907, immense tableau réaliste présent au musée Novecento de Milan, on y voit une foule résolue d’ouvrières bretonnes en coiffes blanches porter fièrement le drapeau rouge en avançant vers nous le long de la grève, se détachant progressivement à l’arrière-plan et en queue de cortège d’une falaise, comme si leur force venait du granit, celui dont on forge les têtes dures des « Penn sardin ».
Charles Tillon ne fit pas peu pour rappeler la nouveauté et la fécondité des grèves gagnantes des sardinières finistériennes de 1924 à 1927 dans son livre : « On chantait rouge » (Robert Laffont, 1977).
En novembre 1924, quand commence la grève des sardinières de Douarnenez, pour gagner 5 sous supplémentaires (une augmentation réclamée de 25 centimes par heure : passer de 80 centimes de l’heure à 1,05 pour les ouvrières), Charles Tillon a 27 ans.
Ajusteur à l’arsenal de Brest en 1916, il s’est embarqué comme matelot mécanicien sur le croiseur « Guichen ». En 1919, par solidarité avec la révolution bolchevique que combat l’armée française, il provoque une mutinerie sur le « Guichen » en Méditerranée. Il est condamné au bagne pour 5 ans et envoyé au Maroc. Bénéficiant finalement d’une amnistie comme les mutins de la mer Noire, il devient ouvrier ajusteur à Nantes, puis adhère au Parti Communiste en 1921. Adhérent à la CGT, il soutient la scission avec la création de la CGTU en 1923 et devient permanent de la CGTU en 1924.
La grève des sardinières de Douarnenez constitue sa première grande mission sur le terrain pour organiser un mouvement social, avec pour associées l’institutrice savoyarde féministe, antimilitariste et communiste de la CGTU Lucie Colliard, puis Alice Brisset qui succédera à cette dernière.
Charles Tillon continuera son œuvre de « gréviculteur » comme il le disait dans la revue Bretagnes dans un très bel entretien accordé en 1978 au regretté journaliste morlaisien et militant syndical Michel Kerninon, l’organisation du mouvement de lutte des ouvrières bretonnes et pêcheurs à Lesconil et dans tout le pays bigouden en 1925 et 1926 : le tableau est d’ailleurs inspiré d’une photo noir et blanc d’une manifestation de sardinières bigoudènes à l’été 1926 entre le port de Lesconil et celui du Guilvinec. Charles Tillon accompagnait les 60 ouvrières chantant l’Internationale en cortège auprès des murets de pierre de la côte bretonne*.
Saluez, riches heureux
« Saluez, riches heureux
Ces pauvres en haillons
Saluez, ce sont eux
Qui gagnent vos millions »
Cette chanson anarchiste de la Belle époque est restée attachée au mouvement de grève des ouvrières de la sardine à Douarnenez, des sardinières ayant été licenciées après avoir chantée à l’usine cette chanson de lutte que leur avait apprise Charles Tillon. Cette chanson interdite, bréviaire de lutte des classes, contre l’exploitation capitaliste, deviendra une sorte d’« hymne national » douarneniste. Elle fut aussi connue et prisée des ouvrières bigoudènes.
Rembobinons un peu …
Dans le sud du Finistère, les années 1920 ont été marquées par de grands conflits sociaux dans l’univers de l’industrie de la sardine. Déjà, au tout début du siècle, les ferblantiers se sont mobilisés pour défendre des revendications salariales. Ils n’ont pas obtenu les résultats espérés. En revanche, entre 1905 et 1910, les ouvrières de conserverie du littoral finistérien exigent d’être payées à l’heure et non plus au rendement et au mille de sardines travaillées. Elles obtiennent gain de cause. Première victoire. Douarnenez, haut lieu de l’essor de la conserverie de poisson en Europe, est donc déjà une ville de lutte.
Il y avait à Douarnenez 2100 employés des conserveries, dont 1600 femmes. Celles-ci, vêtues de longues jupes épaisses et de sabots, pouvaient travailler jusqu’à 18 heures par jour sans interruption, rentrant chez elles à minuit pour être rappelées parfois à 4 heures du matin, quand la flottille de pêche rentrée au port déchargeait sa cargaison.
Douarnenez, port communiste de Bretagne depuis 1921
Quand s’engage la révolte des sardinières, Douarnenez, premier port sardinier de France depuis 1850, et premier site de mise en boîtes de sardines depuis le début du 20e siècle, travaillant en connexion avec le capitalisme et la métallurgie de la région nantaise, est déjà ce que l’Humanité de l’époque appelle un « port rouge ». Sa dépendance à la mono-industrie de la pêche rend la ville sensible aux crises de misère liées à la conjoncture économique.
En mai 1921, Sébastien Velly, tapissier, condamné par le conseil de guerre de Nantes en août 1917 pour désertion à deux ans de travaux forcés, trésorier de la nouvelle section communiste de Douarnenez, est élu maire de Douarnenez par le Conseil Municipal contre la tête de liste qui vient d’emporter les élections partielles, Fernand Le Goïc, professeur à Nantes, à qui l’on reproche son hostilité à l’adhésion à la IIIe Internationale et sans doute aussi sa présence insuffisante dans sa ville.
Douarnenez fut donc une des premières municipalités françaises à faire élire un maire communiste. Même si en Bretagne et dans le Finistère, le premier maire communiste est bien Louis Jacques Lallouet, maire de Huelgoat, ancien élu SFIO ayant fait le choix de l’Internationale communiste dès 1921.
Sébastien Velly prend des mesures symboliques : en août 1922, il fait baptiser une rue « Louise Michel » : cela devient une véritable affaire qui oppose gauche et droite et qui débouche sur un refus du ministre de l‘Intérieur. Les conservateurs ironisent : « Quant à Pasteur, on verra plus tard, quand on aura épuisé le calendrier rouge. Il reste encore Lénine, Trotski et quelques autres… ».
Le 18 juillet 1924, Sébastien Velly meurt d’une tuberculose galopante.
C’est Daniel Le Flanchec, ancien ouvrier et employé municipal, passé par l’anarcho-syndicalisme à Brest avant de rejoindre le parti communiste, qui est élu maire de Douarnenez en octobre 1924.
Il était depuis 1923 le secrétaire fédéral du PCF dans le Finistère.
Pemp real a vo ! (« 5 sous il y aura ! »)
Cette « grève de la misère » éclate donc pour obtenir un salaire horaire de 1,05 francs pour les ouvrières au lieu des 80 centimes payés, et s’étend aux vingt usines implantées dans la ville. 25 centimes d’augmentation, à rapporter aux prix de l’époque. Un kilo de pain valait 1,60 franc, la douzaine d’œufs 9 francs, le kilo de bœuf 23 francs. Le personnel des conserveries était sous-payé et les femmes à travail égal gagnait 40 % de moins que les hommes qui gagnaient 1,30 francs de l’heure. La grève, portée à 70 % par des femmes, voulait porter le salaire à 1,50 francs de l’heure pour les hommes.
Ces salaires sont près de trois fois inférieurs au salaire moyen des ouvriers au niveau national. Beaucoup de femmes et de familles vivent à crédit, tout en travaillant à la chaîne au gré des arrivages 10 à 14 heures par jours pour une paye minuscule versée par des industriels dont même le ministre du travail dira dans sa rencontre à Paris avec une délégation d’ouvriers et de sardinières emmenés par la syndicaliste Lucie Colliard en décembre 1924 qu’ils sont « des brutes et des sauvages ».
La réglementation du travail n’est pas appliquée : les heures de nuit ne sont pas majorées, le droit syndical n’est pas respecté, ni le code du travail avec notamment ce qu’il contient de garanties pour la protection de l’enfance. Dans les usines ni chauffées ni isolées, à même la terre battue, les filles d’usines enchaînent les heures de travail dans des conditions désastreuses, sous l’autorité intransigeante des contremaîtresses. Beaucoup d’entre elles sont malades.
Le 21 novembre 1924, un patron refuse de recevoir des ouvrières exténuées. Cet évènement met le feu aux poudres.
Elles vont être une centaine à se mobiliser immédiatement, avec 40 manœuvres de l’usine métallurgique Carnaud qui débrayent avec elles, suivies par d’autres les jours suivant dans les 20 conserveries de la ville aux côtés de leurs maris, artisans-pêcheurs, de leur maire. Une lutte de 7 semaines et 46 jours de grève générale s’engage, rythmée par des manifestations et des meetings, où s’expriment de nombreux dirigeants nationaux du PCF et de la CGTU venus sur place. 2000 grévistes sont recensés, aux trois quart des femmes. Le 26 novembre, un comité de grève se met en place sous l’impulsion des cadres communistes de la CGTU venus organiser le mouvement et unifier ses revendications.
Les réunions publiques du soir regroupent de 2000 à 4000 participants. Des soupes populaires et caisses de solidarité sont organisées par la CGTU, le PCF, la mairie. On y distribue jusqu’à 2000 repas. Les vivres proviennent de dons de toute la France. En décembre, les marins rejoignent le mouvement, en soutien à leurs femmes, et donnent une partie de leur pêche au comité de grève.
Le syndicat des usiniers refuse d’aller à la négociation, dénonçant une « grève communiste, révolutionnaire, politique », sauf Mme Quéro, propriétaire d’une usine qui accorde satisfaction à certaines revendications des ouvriers en lutte en décembre.
La lutte douarneniste est spectaculaire et symbolique, notamment parce que des femmes et des travailleuses en sont le fer de lance.
Charles Tillon, permanent régional de la CGTU est à la manœuvre. Le PCF missionne aussi d’autres cadres dirigeants, comme Lucie Colliard et Marie Le Bosc. L’implication politique de ces deux femmes marque d’autant plus les esprits qu’elles ne sont pas citoyennes c’est-à-dire qu’elles n’ont pas le droit de vote.
Mais dans le port sardinier, ce sont bien les femmes qui sont en première ligne : au comité de grève elles sont 6 sur 15 membres. Parmi les responsables communistes, le Breton Marcel Cachin, directeur de l’Humanité, député communiste de la Seine, vient en décembre 1924 apporter « le salut de la classe ouvrière parisienne pour la grève si sympathique des sardinières ». Il dira aussi : « Là où est la femme est la victoire ».
Le maire communiste est aux côtés des grévistes : Le Flanchec défile en tête de cortège, ceinturé de son écharpe tricolore, et l’Internationale en bouche. Le maire met en place un fonds de chômage. Mais les patrons de conserverie ne veulent rien lâcher. Deux d’entre eux financent l’intervention violente de briseurs de grève. Le 1er janvier 1925 ces hommes tirent sur le maire : une balle lui traverse la gorge. La presse militante s’écrie : « On a voulu tuer notre camarade Le Flanchec et l’on voulait aussi tuer la grève ». L’émotion est très forte au plan national. On en débat à la Chambre des députés. Des députés de gauche criant : « Assassins ! », « Assassins ! », ceux de droite répondant : « Nous ne laisserons pas saboter la République ».
L’Humanité, dont un journaliste, Daniel Renoult, est sur place à Douarnenez depuis décembre pour suivre le conflit social au jour le jour, titre début janvier à la Une: « A Douarnenez : première « flaque de sang fasciste » ». La quasi totalité de la Une, reproduite à l’entrée de l’exposition, est consacrée à la description de la « Journée sanglante » à Douarnenez, à la description de la misère des ouvrières et pêcheurs de Douarnenez, et à l’appel de la CGTU à l’action de l’État pour faire plier les patrons d’usine.
Le Flanchec sort de l’hôpital le 5 janvier 1925. Plus de 1500 grévistes l’escortent jusqu’au centre-ville au son de l’Internationale.
Le préfet exige finalement des industriels une sortie du conflit : le 8 janvier les revendications salariales sont satisfaites. Le lendemain, les usiniers acceptent les mêmes conditions négociées dans l’usine de Madame Quero, la première patronne a avoir satisfait une partie des revendications des ouvriers en décembre : une augmentation de 20 centimes de l’heure, la majoration des heures supplémentaires et des heures de nuit, le respect du droit syndical ainsi que l’interdiction du renvoi du personnel gréviste.
La ville est en fête. Une gigantesque manifestation est organisée sur le port du Rosmeur. Le travail reprend le 8 janvier.
La grève des sardinières chantant « Pemp real a vo ! » est aussi le symbole de l’engagement citoyen et social autonome des femmes pour leurs droits, même si l’on n’est pas encore sur une revendication d’égalité salariale absolue, ce qu’aurait souhaité Lucie Colliard (cette grève féminine inspiratrice du féminisme n’est pas encore à proprement parler une grève féministe) mais aussi de la fin d’une résignation qui n’est plus de mise face aux magnats de l’industrie qui emploient et exploitent, les grandes dynasties industrielles comme Chancerelle ou la famille Béziers représentant une bourgeoisie vivant dans le luxe et l’ostentation. Appuyées par un clergé très réactionnaire, qui pesait encore beaucoup en Bretagne sur les consciences, elles dominaient un large prolétariat d’ouvriers et d’ouvrières des conserveries, et de marins pêcheurs.
Ces semaines de lutte, relayées au plan national, sont un succès pour le jeune PCF et la CGTU. Douarnenez est désormais un phare du communisme en France. Son maire, devenu célèbre, est autant admiré des marins et des usinières qu’il est détesté des puissants. L’élection municipale de 1925 se transforme en plébiscite en faveur de Le Flanchec. Le Flanchec a incarné, de 1924 à 1940, un communisme municipal original faisant honneur à la réputation douarneniste de « turbulence et d’audace téméraire » (Michel Mazéas). La suite est plus complexe. Électron libre en position tendue avec la direction départementale et régionale du PCF dès le début des années 1930, il est exclu en 1937 et rejoint le parti de Doriot, le PPF. Resté patriote, après avoir symboliquement refusé de retirer le drapeau tricolore de l’Hôtel-de-ville de Douarnenez à l’arrivée des troupes allemandes, il est destitué comme maire de Douarnenez. En 1941, après avoir été dénoncé par sa compagne, une comtesse collaborationniste, pour « propagande communiste », Daniel Le Flanchec est arrêté. Il est déporté par les Allemands en mars 1944 et il meurt en camp de concentration dans des conditions mystérieuses, peut-être exécuté par la résistance communiste du camp.
Au final, ces luttes sociales et politiques auront néanmoins ancré pour longtemps le communisme à Douarnenez et ouvert la voie, après-guerre, à ses maires PCF : Joseph Pencalet, Yves Caroff, Joseph Trocmé et surtout à Michel Mazéas qui dirigea la ville de 1971 à 1995.
A la suite du mouvement de grève, Joséphine Pencalet, ouvrière mobilisée dans la grève, est présentée en quatrième position sur la liste communiste (Bloc ouvrier et paysan) aux élections municipales et élue conseillère municipale en mai 1925. L’élection de Joséphine Pencalet fut annulée par arrêté préfectoral le 16 juin 1925, décision confirmée cinq mois plus tard par le Conseil d’État. Signalons que la décision du Conseil d’État du 27 novembre 1925 concerna également l’annulation de l’élection de Charles Tillon pour non-résidence à Douarnenez.
On peut saluer dans cette exposition un très bel éclairage sur l’histoire sociale de la ville de Douarnenez, et plus généralement des ports ouvriers du sud-Finistère, avec une mise en avant particulière de l’histoire ouvrière et du rôle des femmes dans celle-ci, mais aussi une reconnaissance tout à fait significative du rôle joué par les militants communistes pour ces luttes pour la dignité au travail et l’émancipation des ouvriers et des femmes.
Ismaël Dupont,
* A Michel Kerninon, qui m’a fait découvrir cette interview il y a quelques années pour la publier dans le Chiffon Rouge, dans la revue Bretagnes, en 1978, il dit avec passion l’importance dans sa vie de ces combats avec les pêcheurs et les ouvrières du pays Bigouden et de Douarnenez:
« J’ai donc appris à devenir ce que le « Comité des Forges » de l’époque appelait un « gréviculteur ». La plus belle des grèves, la plus héroïque et la plus empreinte de sentiment populaire fut certainement pour moi la grève de Douarnenez. Alors j’en ai fait d’autres, au milieu de ceux qui parlaient la langue bretonne, je suis vraiment devenu non seulement un Breton de la région des fortifications qui défendaient la Bretagne autrefois, c’est à dire de l’Ille-et-Vilaine mais de cette Bretagne plus profonde, moins connue et si vivante, celle du Finistère, des Côtes-du-Nord, cette Bretagne « qui va au-devant de la mer » (…) En Bretagne, « il y avait une grande misère, le long des côtes surtout. Pour le reste, il n’y avait pratiquement pas d’industrie. Sur la côte, la pêche nourrissait l’industrie de la conserve; à la fois la pêche du 19e siècle et le début d’une industrialisation de la conserve. Les pêcheurs étaient des artisans. Ils allaient à la mer et ne connaissaient qu’elle. Mais, à terre, ils se défendaient mal. Les tempêtes ne leur faisaient pas peur, mais ils restaient désarmés devant les préfectures et leurs moyens de police. Soutenus par l’appareil d’État, les acheteurs s’entendaient pour contraindre les pêcheurs à vendre le moins cher possible. Mais voilà bientôt qu’en Bretagne, la grande grève des usines de Douarnenez rayonnait de la juste fierté d’avoir vaincu le patronat le plus rapace qu’on puisse trouver puisqu’il avait osé aller jusqu’à l’organisation du crime pour terroriser la population et faire tuer, s’il l’avait pu, le maire communiste Le Flanchec! Avant la grève, les pêcheurs n’étaient pas syndiqués, il fallait donc organiser dans le même syndicat le patron de la barque qui gagnait un peu plus, et ses matelots, ses compagnons de tempêtes et de souffrances. Ce n’était pas simple et c’est sans doute pourquoi il n’y avait pas eu, jusque là, de syndicat durable. Mais les femmes avaient le leur. Et la fierté qui les avaient animées gagnait en 1925 tous les ports de Bretagne. La colère déferlait parmi les ouvrières les plus exploitées, comme à Pont-l’Abbé ou à Concarneau, où une jeune fille d’usine sur quatre ou cinq était tuberculeuse… Le mouvement victorieux des femmes d’usine a entraîné les pêcheurs à mieux prendre conscience de leurs droits, et qu’en labourant la mer, ils étaient la source de tout. Mais le patronat de la côte aussi s’organisait. Et, au lieu de petits syndicats locaux, les patrons jusqu’à Saint-Jean-de-Luz, s’unissaient en un énorme Comptoir d’achat soutenu par le Comité des armateurs de la marine marchande et par l’Administration maritime. Alors commença leur grande offensive pour rationaliser l’industrie de la pêche, pour exporter des capitaux et des usines au Portugal, au Maroc, là où les salaires sont les plus misérables. Une « révolution » sur le dos des salariés et qui dure encore.. Nous avions été heureux pendant deux ans. Mais viendraient les défaites! Rationaliser l’industrie de la pêche pousserait à rationaliser l’industrie de la conserve. Aussi, commençait une autre histoire de la mer… »
(Charles Tillon, entretien avec Michel Kerninon dans la Revue « Bretagnes. Littérature. Art. Politique », daté de mars 1978, dont le siège se trouvait à Morlaix, impasse de la Fontaine-au-lait)
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