Pourquoi ont-ils tué Jaurès? – Mardi de l’éducation populaire à Morlaix – conférence d’Ismaël Dupont, 11 février 2020
« Jean Jaurès, une vie au service de l’émancipation humaine »
– La République, l’humanisme et la lutte des classes
– La révolution socialiste en construction
– Laïcité et combat anti-raciste
– La Paix, l’égalité et la coopération entre les peuples pour visée
Ismaël Dupont, auteur d’une maîtrise de philosophie sur l’œuvre de Jean Jaurès en 2001, a présenté la vie, l’œuvre, et le contexte historique des engagements du grand leader socialiste, idéaliste et marxiste, collectiviste et défenseur au cas par cas du rassemblement de la gauche pour conquérir des avancées d’étape pour les travailleurs, partisan d’un évolutionnisme révolutionnaire, défenseur de la laïcité et d’une politique des droits de l’homme, patriote et internationaliste, défenseur de la Paix. 40 personnes ont assisté à la conférence qui a duré deux heures ce mardi 11 février 2020. Elle s’est terminée par la lecture des comptes rendus féroces par la presse locale de droite catholique et de centre-gauche de la venue de Jaurès à Morlaix, le 5 avril 1900.
Article paru dans l’Humanité :
Un jour dans l’Humanité. Au lendemain de la mort de son directeur-fondateur, le journal est partagé entre hommage, compte-rendu des manifestations pour la paix et appel à l’« Union sacrée »… (4/34)
Terrible nouvelle, reçue ainsi par Paul Desanges, médecin, écrivain et militant : « Le matin vers 7 heures, je me levais pour ramasser sur le paillasson la bouteille de lait et le journal. La première page de l’Humanité s’encadrait d’une large marge noire. Un titre énorme la barrait dans toute sa largeur : Jaurès assassiné.
Je reçus le coup en pleine figure, tellement brusque, inattendu, que je ne ressentis rien, qu’une immense stupeur… Nous lui avions laissé à lui seul, ou presque, la tâche surhumaine de résister aux forces qui précipitaient le monde vers la guerre. Nous n’avions pas su le protéger contre elles, ce qui aurait été nous protéger nous-mêmes… Lui abattu, aucune digue, aucun rempart ne se dressait plus entre nous et la guerre imminente. » (1)
Jean Jaurès a tout tenté pour fédérer les peuples d’Europe, empêcher le grand massacre. Devant la montée du péril, il déploie une intense activité. Le 25 juillet, Jaurès prononce un discours à Lyon-Vaise, presque une oraison funèbre : « Chaque peuple apparaît dans les rues de l’Europe avec sa petite torche à la main, et maintenant voilà l’incendie… Citoyens, je dis ces choses avec une sorte de désespoir, il n’y a plus, au moment où nous sommes menacés de meurtre et de sauvagerie, qu’une chance. C’est que le prolétariat rassemble toutes ses forces… que le battement des cœurs écarte l’horrible cauchemar. » Toujours en juillet, Jaurès est la cible d’appels explicites au meurtre de la part de Maurice de Waleffe dans l’Écho de Paris, de Léon Daudet et de Charles Maurras dans l’Action française.
Le 28 juillet 1914, l’Autriche-Hongrie entre en guerre
Devant ce déferlement de haine, il manifeste prescience et courage, lorsque rencontrant Paul Boncour, il lui confie : « Ah, voyez-vous, tout faire pour empêcher cette tuerie. Ce sera une chose affreuse… D’ailleurs on nous tuera d’abord, on le regrettera peut-être après. »
28 juillet : l’Autriche-Hongrie entre en guerre. Le 29, alors que l’empire tsariste mobilise, Jaurès se rend à Bruxelles à la réunion du Bureau socialiste international pour tenter d’organiser la résistance. De retour à Paris, le 31, paraît dans l’Humanité son dernier article où filtre une mince note d’espoir : « C’est le perpétuel éveil de la pensée et de la conscience ouvrières, là est la vraie sauvegarde, là est la garantie de l’avenir. » Ce même jour, la Belgique inquiète mobilise. Jaurès conduit en fin d’après-midi une délégation socialiste auprès du gouvernement. Abel Ferry, neveu de Jules Ferry et jeune sous-secrétaire d’État aux Affaires étrangères dans le gouvernement Viviani, le reçoit. Jaurès lui dit : « Vous êtes les victimes d’une intrigue russe : nous allons vous dénoncer, ministres à tête légères, dussions-nous être fusillés. » Abel témoigne : « Je mets en fait que si Jaurès avait pu le lendemain matin dans son journal la développer (cette thèse), elle eût eu, en Angleterre, un tel retentissement que peut-être celle-ci, au moins dans les premiers jours, ne se fût pas prononcée pour la France, et qu’elle eût brisé, en France même, cette unité nationale qui allait se faire autour de son cercueil. » (2)
Le 1er août, l’Allemagne décrète la mobilisation générale et déclare la guerre à la Russie. Le 2, la France mobilise. Le 3, l’Allemagne déclare la guerre à la France et ses armées amorcent l’invasion de la Belgique et du Luxembourg. Le 4, le Royaume-Uni, après la violation de la neutralité belge, déclare la guerre à l’Allemagne. La « bataille des Frontières » va commencer.
Dans l’Humanité du 1er août, Marcel Cachin retrace les démarches de Jaurès, mais non sans ambiguïté : « Notre pauvre ami… devait à cette table du journal écrire l’article décisif par lequel aurait été dégagée la responsabilité de notre parti. » Albert Thomas, futur ministre de l’Armement, appelle au calme, tandis que la CGT, emmenée par Léon Jouhaux, abdique ses engagements pacifistes.
Pourtant, toute une rubrique rend compte de « l’agitation contre la guerre ». Meetings et réunions sont annoncés pour nombre de sections socialistes et de comités syndicaux. Le journal cite les manifestations imposantes contre la guerre d’Ivry et de Tarare. Des réunions se tiennent pour imposer la paix : le comité ouvrier de l’alimentation parisienne, les ouvriers coiffeurs syndiqués, la fédération nationale des travailleurs du bâtiment, la 3e section socialiste, celles de Drancy et de Montrouge. Partout des foules se mobilisent. Mais comme l’a écrit Serge Wolikow, « Loin que tout ait été joué dans l’été 1914, l’ancien socialisme est progressivement englouti avec la disparition de l’internationalisme ouvrier, avec la perte d’identité de classe des partis socialistes ». Ainsi, Gustave Hervé, l’homme du drapeau dans le fumier, se métamorphose en superpatriote. La déferlante nationaliste et revancharde, à l’œuvre depuis des années, emporte les serments de grève générale.
Le président du Conseil, le socialiste René Viviani, afin de bien marquer vis-à-vis de l’opinion française et internationale que le kaiser est l’agresseur, a l’habileté de faire reculer les troupes de couverture à 10 kilomètres de la frontière. Et la brutalité des troupes allemandes dans les villages, autour de Longwy comme en Belgique, donne force au sentiment de défense nationale. Il faudra peu de temps pour que les ravages de la Grande Guerre engendrent la révolte.
(1) Récit autobiographique inédit, aimablement communiqué par Paul Recoursé.
(2) Carnets secrets 1914-1918, préfacede Nicolas Offenstadt, texte revu et notes établies par André Loez, éditions Grasset.
Dans l’Humanité du 1er août 1914 par la rédaction:
« À notre directeur, quelque crime toujours précède les grands crimes… L’hécatombe exécrable que préparent à cette heure, dans leurs ténèbres, les partis militaires et les nationalismes de tous les pays aura eu pour prélude un monstrueux assassinat. Le citoyen Jaurès, notre ami, notre père, notre maître… a été assassiné hier… Puisse le sang du juste qui vient de périr à son poste, victime de haines inexpiables, soulever dans le monde une si grande horreur que les peuples… y trouvent la force d’arrêter – il en est temps encore — le bras des égorgeurs. C’est le vœu que, devant le cadavre sanglant de son directeur, la rédaction de l’Humanité formule ici de toute la force de son cœur. »
Nicolas Devers-Dreyfus